Cette fille, donc, a passé la journée assise, dans la même position, au même endroit, coincée -ou protégée, je dirais- entre des grilles d'exposition, plusieurs chaises, une table devant elle et une vitre dans le dos. Engoncée dans un épais blouson matelassé, le regard sur ses jambes, les bras étrangement immobiles et parallèles.
La première réflexion qui m'est venue, c'est que sa présence dans cette fête du livre lui avait été imposée. Elle semblait tellement mal-à-l'aise ! Qui avait bien pu lui infliger le supplice de la foule ? Pire : l'exposition aux regards. Pire encore : le risque de devoir lever les yeux vers un potentiel client qui serait intéressé par un des livres d'occasion posés sur la table devant elle. Le summum étant de devoir parler. J'en souffrais d'empathie.
Durant la journée, à chaque passage devant son stand, je la voyais immobile, le dos courbé et les yeux baissés. Je trouvais l'épreuve cruelle. Que quelqu'un vienne la chercher ! Qu'on la rende à son monde familier. Qu'elle puisse se détendre.
Nous étions plusieurs à l'avoir remarquée : elle semblait si décalée dans le monde des intellectuels. C'est bien ce que nous pensions, moi comme d'autres parmi les imbéciles empreints de préjugés.
Étrangement, son visage contrastait avec une position de prostration. Lissé, impassible, indéchiffrable, avec toutefois un vague sourire un peu figé. Non, pas figé. Inconscient ! Ce sont ses coups d’œil furtifs accompagnés de ce sourire qui m'ont alertée. Il y avait quelque chose qui clochait dans mon raisonnement.
De sa place, elle voyait la double tablée des auteurs et illustrateurs, entourés et pressés par les jeunes lecteurs et leurs parents. Autant dire qu'elle était aux premières loges. Après les dédicaces, les adultes devaient déambuler un bon moment dans les allées avec leur livre ouvert à plat "en mode séchage" bien souvent en suivant l'enfant à qui il était destiné. Les livres se rencontraient ainsi au gré des déambulations, précautionneusement ouverts. Du coup, leurs propriétaires devaient lever les yeux pour ne pas se rentrer dedans. C'était marrant ! Est-ce que ça l'amusait, elle aussi ? Elle a dû voir des tas de choses que je n'ai pas vues.
Je ne sais pas si elle percevait des bribes de conversation dans ce brouhaha incessant. Des stands voisins, très certainement.
On se méfie rarement des taiseux. Ils nous laissent la place de babiller, mine de rien chacun y trouvant ainsi son compte. C'est quand ils parlent qu'ils sont déstabilisants. La qualité d'écoute est exceptionnelle quand un taiseux se décide à parler.
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Mais elle, à défaut de l'entendre, à aucun moment je ne l'ai vu parler. Elle levait les yeux de plus en plus souvent et le regard associé à ce léger sourire renforçait la conviction qu'elle s'amusait de ce qu'elle voyait. Qu'est-ce que je n'avais pas compris ? Elle m'intriguait au point que je me suis assise non loin et de biais pour l'observer discrètement. J'étais maintenant persuadée qu'elle captait les ambiances et les émotions, comme une éponge. La position d'observatrice lui convenait ; visiblement et intuitivement, je comprenais que c'était son mode de fonctionnement.
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Elle baissa brusquement les yeux sans raison apparente, sur ses mains posées sur ses genoux. L'appareil-photo toujours prêt, je zoomai : elle tenait quelque chose. On aurait dit... un livre ? Un livre qu'elle déchirait ou chiffonnait ? Elle empoignait ce qui semblait être un moignon de chapitres. Un livre trop abîmé pour être vendu ? Elle pressait les restes de pages entre ses doigts sans les détacher, de façon presque compulsive. Bizarre. Et puis je vis le livre tourner lentement entre ses mains. Elle le referma et lissa consciencieusement la couverture comme elle aurait lissé la jupe qu'elle ne portait pas, des cuisses vers les genoux. Ce geste appliqué ne cadrait pas avec une éventuelle mutilation intérieure. Je continuais de flasher, persuadée qu'il allait se passer quelque chose.
Effectivement, le livre s'ouvrit d'un coup, comme un accordéon sous la pression des pages... pliées ! Elle faisait du
pliage ! Elle avait trouvé une superbe parade -tout à fait appropriée- pour se donner une contenance. La fonction calmante du geste répétitif aidant, elle arrivait à s'oublier en participant, à sa façon, à la fête du livre.
J'ai posé l'appareil-photo : ce que j'avais vu me suffisait et je ne voulais pas la gêner.
Ça peut sembler disproportionné mais dans mon cœur, c'était une explosion de joie ! Elle ne s'ennuyait pas, elle prenait plaisir à ce qu'elle faisait. Elle écoutait et regardait les gens vivre, ça la faisait sourire. Elle était autant à sa place que n'importe lequel d'entre nous qui vivions au milieu des livres toute l'année : ça, c'était la leçon que je prenais ! Elle créait avec les vieux livres dont nous ne voulions plus, elle leur redonnait vie sous une forme différente avec juste ses mains comme outils. Le pouvoir des mains est fantastique ! J'aurais aimé parler avec elle de l'art du pliage... Qu'avait-elle déjà réalisé ? Où prenait-elle ses modèles ? qui lui avait appris ? Je me serais assise à côté d'elle, je lui aurais demandé de me choisir un livre et aussi de me montrer les gestes. J'aurais ouvert mes oreilles, économisé mes yeux, reposé mes jambes. J'aurais été bien, là. A côté d'elle qui ne parle pas, à l'accompagner dans la mécanique du geste qui n'enchaîne pas l'esprit. Sûr, que d'autres nous auraient rejointes dans la paisible activité. Nous serions rentrées le soir à la maison avec peut-être un hérisson fait de nos mains, comme celui qui est posé sur le bureau d'une de mes collègues ou simplement un éventail pour les petits mots qu'on éparpille partout, un trieur pour cartes de visite...
Je ferai ça. Je ferai comme elle. Après une bonne journée de cavale et à l'heure de m'effondrer dans mon fauteuil, j'étalerai mes pattes et je ferai jouer mes mains. Le plus difficile va être de plier les pages, peut-être démonter un livre alors qu'au boulot, une page cornée nous fait crier en chœur Ô scandale !
En tout cas, merci Mademoiselle ! J'ai pris plaisir à faire votre connaissance. Ce que j'ai appris de vous me renvoie à plus d'humilité, il semblerait que j'avais besoin de la leçon.
Bon. Maintenant, voyons d'un peu plus près ces petites merveilles de
livres pliés... hé hé !
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